Il faut quand même bien remarquer que notre conception du rêve est encore très tributaire du XIXe siècle et des hypothèses répressives qui viennent barrer toute réflexion de fond sur les transformations contemporaines des normes et des mœurs en matière sexuelle. La censure du rêve serait donc beaucoup moins active que l’on avait envisagé (à part quelques patients obsessionnels chez qui l’on peut l’observer directement).
Ainsi, beaucoup de choses ont échappé à la majorité des approches de ces dernières années. Un grand clivage oppose les thèses neurobiologiques déterministes, portées à nier la capacité personnelle à créer du sens à l’occasion de nos rêves et les modèles issus de la psychologie individuelle analytique. Pour cette dernière, le rêve appartient en propre au rêveur, mais l’interprétation ne peut se faire que conformément à un modèle herméneutique préétabli, par exemple l’existence du rêve comme « voie royale vers l’Inconscient » dont le thérapeute détiendrait le maître-mot.
Dans le cadre de la Société Suisse d’Onirologie Médicale et à l’occasion de nos séances d’intervision avec le professeur Gorges Abraham, nous avons appris à développer une forme « d’aperception psychologique » l’art de la distance qui permet d’apercevoir, dans un travail de groupe, la multiplicité des points de vue. Il s’agissait de pouvoir repérer les émotions qui circulent à l’occasion du récit du rêve rapporté par un collègue et dire en même temps le rêve, le rêveur dans sa subjectivité et le psychothérapeute qui écoute, qui pense et qui interprète.
Par rapport aux hypothèses freudiennes, il fallait nous méfier de la surinterprétation consistant à considérer le rêve seulement sous l’angle d’une manifestation du sexuel, ce qui amène en retour à négliger la réalité onirique. Se poser la question « Comment se fait-il que la sexualité soit devenue, dans notre culture postchrétienne, le seul sismographe de notre subjectivité ? » Nous gagnerions plutôt à considérer en parallèle l’excitation sexuelle et le rêve (et non dans un simple rapport de cause à effet). Ces deux manifestations de notre subjectivité impliquent la personnification : avec comme conséquence, que la personnalité y trouve son origine sinon son originalité, en croisant l’isolement de soi et le devenir autre.
Il nous fallait retrouver un avenir pour les manifestations oniriques, et c’est finalement à cette tâche prospective que nous invite le rêve, tourné vers l’avenir d’une compréhension ultérieure, vers l’évocation des lendemains. Le rêve s’avérerait beaucoup moins conservateur et beaucoup plus créatif que ne l’avaient envisagé les premiers psychanalystes. C’est aussi à l’accomplissement de cette tâche que nous convoquons nos patients ; ils se voudraient historiens de leurs traumatismes, de leur enfance, nous les invitons à envisager leur participation à un avenir. Lors de la narration de leurs rêves, plutôt que de leur demander à quoi ça leur fait penser, nous préférons souvent poser la question « et qu’est-ce que cela annonce pour l’avenir, qu’est-ce que vous pouvez changer » ? Il ne s’agit pas de renouer avec une vieille tradition symbolique méditerranéenne à l’origine des nombreuses clés des songes. Encore que pour ce faire, il faudrait bien comprendre les mécanismes à l’œuvre dans l’adhésion que provoqua l’oniromancie dans les sociétés antiques.
Le rêve nous introduit à la fois à la dimension d’une intimité avec soi-même inégalable et à la dimension impersonnelle des significations communes ; il existe une double boucle de production du rêve, l’une relevant de l’intimité à soi-même, l’autre plongeant dans le monde relationnel et social. Si l’on accepte l’hypothèse que le rêve a une fonction, nous pouvons comprendre que chaque fois que nous rêvons, nous rejoignions les hommes des cavernes dans ce qu’ils pouvaient vivre dans leur sommeil. Les images changent, mais la fonction émotionnelle demeure.
C’est ainsi qu’il faudrait aborder le corps dans le rêve. Le rêve transforme la relation du rêveur avec son corps. Fait à l’image de Dieu ? S’il fallait résumer d’un mot la conception occidentale du corps individuel, on dirait qu’il est à l’image de son principe constitutif, unique et animé par une seule âme, avec laquelle elle fait corps. Le vécu onirique pourrait bien interroger cette évidence, car nous pouvons nous apercevoir que l’homme qui dort, l’« homo nocturnus » n’est pas tout à fait le même que celui qui est réveillé, l’« homo diurnus ». Tchouang-Tseu dans son Zhuangzi, chapitre II, « Discours sur l’identité des choses », évoque son fameux rêve du papillon et se demande si sa réalité ontologique se situe du côté du papillon qui vole ou du philosophe réveillé qui s’interroge.
Notre approche du rêve renoue à sa façon avec un passé lointain, animique et chamanique. Dans le cadre des tensions et des conflits qui nous habitent et leur côté auto-destructeur et potentiellement suicidaire, le rêve provoque un éclatement en différents corps, animés de personnalités et de potentialités différentes. Poursuivis, nous sommes aussi le poursuiveur de nos rêves d’angoisse, construits pièce par pièce par nous-mêmes. Cela pose l’une des questions les plus intéressantes pour le futur, le côté arbitraire qui consiste à distinguer le « moi » du « non-moi ». Par le rêve, nous apprenons à devenir autre et pluriel. Le rêve fait varier conjointement l’isolement de soi et le « devenir autre ». Les familiers de la psychopathologie feront le parallèle avec les possessions hystériques qui ne sont que le côté productif de l’autre versant que sont les paralysies hystériques, vraisemblablement de même nature que celle éprouvée dans le rêve.
Si l’on veut interpréter de façon interactive et relationnelle, il ne faut pas envisager le rêve comme un récit, voire un texte sacré, à la première personne, ayant la dimension d’un discours. Pour ce qui nous concerne, nous psychothérapeutes, il s’agit d’accueillir en nous le rêve de nos patients, prêter notre corps au rêve si l’on veut. Ce qui consiste, non seulement, en une immersion, mais une appropriation, une incarnation momentanée pour en ressentir les modifications possibles. Il s’agit de suivre les choses pour elles-mêmes, de suivre leur destin dans l’un des futurs possibles et non plus nécessairement, comme le propose la psychanalyse, de suivre la chaîne des substitutions, des associations de pensées qui remontent à une prétendue origine, avec tous les déplacements et condensations que cela comporte.
Par exemple, nous n’allons pas nous arrêter à considérer tel élément du rêve comme une traduction symbolique, par exemple d’un désir homosexuel ou hétérosexuel, ou comme la traduction de pulsions sadiques ou masochistes. Car chaque rêve nous introduit à sa propre cosmologie dans laquelle le masculin et le féminin (l’activité et la passivité, le plaisir et la douleur, l’excitation et l’inhibition, etc.) se croisent et se définissent l’un par rapport à l’autre, dans une relation en devenir dont il s’agit de connaître sinon le fin mot, du moins l’issue. On y retrouve une forme nécessaire d’expression des sentiments jusque dans l’obscénité qu’il ne faudrait pas voir simplement dans une polarité du permis et de l’interdit.
De façon générale, il s’agirait aussi de pouvoir mettre à distance les trois questions modernes du savoir psychologique moderne :
- Le devenir adulte, ce besoin compulsif de maturation, de devenir « grand ».
- Développer la masculinité pour l’homme, la féminité pour la femme, pour accéder à un bien-être personnel et social. La fascination actuelle pour les études de genre a finalement peu d’impact.
- Pas de sexualité entre générations, invoquant le tabou de l’inceste version magazine et son extension à la relation thérapeutique. À ce sujet, l’on confond trop facilement l’inadéquat et l’interdit.
C’est ainsi que dans la dramaturgie du rêve, il faudra traiter chaque image comme l’élément d’une relation, plutôt que comme un terme intangible voire sacralisé qui confirmerait un savoir préétabli.
Nous voulons interroger les éléments réciproques du rêve, les relations émotionnelles qui les ont produites ou développées. Nous voyons que l’enjeu de l’activité onirique est avant tout contextuel : affronter des phases critiques de la vie humaine, dangereuses pour l’individu autant que pour l’entourage, dans le cadre des responsabilités de chacun. Soulignant le temps qu’il a fallu pour mettre à distance toute une série de modèles basés sur le symbolisme (symbolisme sexuel de Freud, archétypes de Jung, etc.) pour en venir enfin à privilégier une description que l’on pourrait considérer comme synoptique, qui suppose d’être sensible à la dramaturgie actuelle du rêve comme forme particulière de l’action efficace. Par cela, nous entendons ce qui s’accomplit par la forme que l’on se donne, ouvrir l’espace d’une subjectivité non-prédictive, accéder à une imagination active. Générer l’ambiguïté où se génère et se transforme toute relation, transmission ou apprentissage. Mais peu de commentateurs parviennent à ce point pour nous le faire comprendre, sans ôter à l’action du rêve son utilité et sa dignité. À un certain moment, il faut savoir ne pas s’acharner à chercher des coulisses à ce qui n’en a pas, un fondement ultime à ce qui n’en a pas. Sur le plan des émotions, on retrouve souvent cette alliance fascinante de l’ironie et de la nostalgie ce qui n’exclut pas l’obscénité. Renoncer à nous poser face à l’architecte de toute vie, mais donner vie à des significations qui acquièrent une valeur non seulement intellectuelle, mais intensément affective.
Maurice STAUFFACHER